Roger-Pol Droit, philosophe et écrivain (Paris)
Il s’agit d’une expérience philosophique majeure. Notre quotidien a été fracturé, bouleversé. Nous sommes confrontés à nos limites
L’incertitude demeure dans les gestes quotidiens et dans les décisions politiques. On est confrontés à notre propre responsabilité. Il faut prendre le temps de comprendre pour endurer l’incertain et même la peur, sans être paralysés.
Nous le savions, mais nous venons de le redire et de le comprendre autrement : cette pandémie est une crise sanitaire, une crise économique, une crise sociale, politique aussi pour une large part
Je voudrais ajouter que c’est également une expérience philosophique majeure.
Pas du tout pour tirer la couverture du côté de ma discipline, si toutefois c’en est une
Mais parce que tout, dans cette crise, nous confronte à des dilemmes philosophiques – de manière directe, brutale, intime et collective à la fois
Ce ne sont pas des questions de cours, des dissertations, des notes de bas de page
Ce sont des interrogations existentielles, éthiques, politiques aussi.
Car il faut bien se rappeler que la philosophie n’est pas d’abord un enseignement universitaire, une suite de diplômes, de publications savantes. Elle devient tout cela, et de façon légitime.
Mais elle provient avant tout des bouleversements du quotidien. Le surgissement de la philosophie, le déclic qui fait réfléchir, c’est toujours l’expérience de quelque chose qui vient briser la routine, casser les automatismes, perturber le cours familier des gestes et des pensées.
Si cette pandémie est bien un expérience philosophique majeure, extraordinaire, unique en son genre, c’est bien d’abord parce qu’elle a détraqué nos vies quotidiennes.
Ce bouleversement est passé par le confinement, le déconfinement, les menaces de reconfinement, il s’est installé aussi, et surtout, avec les gestes nouveaux, les soucis nouveaux, les craintes nouvelles qui se sont abattus, en grand nombre, sur des milliards d’être humains en même temps.
Car il y a là, déjà, une grande singularité : jamais, dans l’histoire de l’humanité, 4 milliards de personnes ne s’étaient retrouvées enfermées en même temps ! Jamais, dans l’histoire de l’économie, on n’avait vu tout s’arrêter pour sauver des vies, et qui plus est des vies âgées. Jamais dans l’histoire de France, on n’avait fermé tous les restaurants !
Quels sont les rapports entre ces faits uniques et la philosophie ? Même sans entrer dans de longues analyses, il est aisé de voir que ces rapports sont multiples.
D’abord, la pandémie nous confronte brutalement à la question philosophique des limites : limites de nos connaissances, de nos prévisions, de nos possibilités d’action, de nos résistances biologiques, de nos différences génétiques… toutes sortes de limites que nous avions tendance à oublier, ou à effacer et qui nous sont fortement rappelées, avec des conséquences que nous devons réélaborer
D’autre part, l’incertitude monte de tous les côtés, et nous devons apprendre à la comprendre et surtout à l’endurer, ce qui constituent évidemment une expérience philosophique,
D’autant qu’il nous faut décider, heure par heure, geste par geste, dans ces situations de connaissances limitées et d’incertitude assumée.
Nous redécouvrons ainsi l’existence de notre responsabilité, le fait que c’est bien de nous, de nos choix personnels que dépendent, au moins en partie, notre survie et celle des autres.
Car, et c’est sans doute une des dimensions centrales de cette expérience majeure, nous éprouvons aussi, de manière tout à fait ravivée – à travers toutes les questions de contamination, de distance, de précaution ou de transgression – la connexion intime de notre existence individuelle avec celle des autres, pour le meilleur comme pour le pire.
On croit se débarrasser de ces questions – qui sont effectivement complexes – en faisant l’économie de toute réflexion, en la remplaçant par des partis pris idéologiques et des affirmations péremptoires, en appelant de ses vœux un « monde d’après » qui se révèle furieusement semblable aux fantasmes d’avant…
Il s’agit donc d’endurer l’incertain et même la peur, sans en être paralysé. Ni bêtement confiant, ni bêtement méfiant, tenter de vivre le « monde avec », et le traverser pas à pas.
Somme toute, il s’agit de continuer à avoir confiance, mais sans illusion. Confiance en quoi ? Notamment confiance en la recherche scientifique, en la technique, en la politique, et finalement en l’humanité. Avoir confiance dans ces vieilleries parfois si décriées. Sans aveuglement, raisonnablement, et donc sans aveuglement.
ROGER-POL DROIT, philosophe et écrivain, a été chercheur au CNRS, directeur de séminaires à Sciences Po, membre du Comité Consultatif National d’Ethique. Chroniqueur au Monde et dans d’autres journaux, il est l’auteur d’une quarantaine de livres, traduits en 32 langues.
Il va publier, avec Monique Atlan, Le sens des limites (janvier 2021, éditions de l’Observatoire). www.rpdroit.com